• Notre oeil ne tourne plus très rond

    Il est difficile de parler du travail de Bridget Riley tant il semble plutôt nous appeler à vivre une expérience inédite face à lui.

    Par une représentation de figures géométriques très simples, très épurées, l'artiste parvient à nous attirer, à nous perdre dans ses oeuvres, souvent hypnotiques (comme Descending), renvoyant le spectateur à des illusions d'optique classiques (comme avec Blaze I, Movement in squares, ou Fall). Mais ces peintures ne sont pas de simples illusions. Si leurs procédés semblent similaires, l'approche n'est pas la même. 
    Représentante de l'Op'Art, Bridget Riley nous entraîne à remettre en cause notre vue et les certitudes qui découlent de l'immédiateté de l'expérience esthétique, nous perd dans une relation déséquilibrée, ambigüe qui déstabilise nos sens. Des questions se pressent dans notre esprit : "Où suis-je?", "Ai-je la tête qui tourne?", autant d'interrogations sur notre place au sein du monde, notre statut de sujet sensible qui nous font soudain cligner des yeux, regarder ailleurs, à la recherche d'une vision plus confortable.
    Par l'usage de formes simples, Bridget Riley nous met ainsi à la fois face à nous-mêmes, et face à la nature perpétuellement changeante. Car si les formes géométriques n'existent pas au sein de la nature, ce sont les seules à pouvoir recréer le vertige que procure la vue d'une tempête, d'un coup de vent ou d'une mer agitée, ce que les représentations figuratives figées ne peuvent réaliser. 
    Plus qu'un instant que saisirait l'artiste pour nous le transmettre par la toile, il s'agit pour Bridget Riley de nous plonger dans une sensation prolongée d'appartenance, de découverte du monde. Un moment désemparé, nous glissons, tentant de nous agripper à un élément, rebondissant sur un autre à tel point que l'oeuvre n'est jamais la même d'un instant à l'autre. Bridget Riley souligne que "la nature n'est pas un paysage, mais un dynamisme de forces visuelles, les couleurs et les formes étant libérées de tout rôle descriptif ou fonctionnel"
    L'emploi du noir et blanc laisse peu à peu une place pour la couleur (comme dans Cataract 3, Zing, ou Aurulum) qui devient de plus en plus présente, jusqu'à devenir le seul outil de l'artiste, qui enrichit par là le lien de son travail à la nature, mais toujours dans un souci de se démarquer d'elle pour la rendre paradoxalement plus accessible, plus riche à nos yeux. Bridget Riley révèle aisni son souci de permettre à chacun d'explorer et de célébrer une expérience profondément humaine, quand un simple regard se transforme en trésor de mouvement, quand la vue d'un objet nous plonge dans un abîme de sensations.


    Crédit photo : AFP/Bertrand Guay

     

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  • Le cadre de Sam Francis?

    Sam Francis aimait voler dans le ciel aux commandes d'un avion. Sam Francis s'est écrasé sur le sol. Pour retrouver ce ciel, il a fait de la peinture, rejoignant dans chacune de ces toiles cet infini qu'il avait rencontré.
    Alors que la toile était pour les artistes un champ vierge à recouvrir, à conquérir, Sam Francis s'affranchit de cette tradition pour pénétrer au plus profond de la peinture, dans ce qu'elle offre de plus fertile par le dépouillement, la dépossession de la forme qui recouvrait le fond, le rendant invisible, le privant de sa fécondité.
    Dans cette oeuvre intitulée "Sans Titre" réalisée en 1967, c'est le manque qui saute aux yeux du spectateur. Le manque de peinture (qui se limite à la suggestion d'un cadre), le manque de figures sur ce fond nu, le blanc comme manque de toute trace de la présence d'un geste de l'artiste. Et pourtant ce blanc qui prend toute la place révèle précisément ce qui semble manquer au centre du tableau : la couleur, la forme, la trace du passage de l'artiste sur son support.
    Pourtant, jaunes, rouges, bleus, verts s'activent, tournent autour de l'absence, comme engendrés par un noir qui prend plus de place, qui gonfle le contour de la toile. Des coulures de peinture acrylique s'immiscent même au coeur du rien qui irradie du coeur de l'oeuvre. Absence et présence se répondent, résonnent toutes deux ici : plus qu'une peinture finie il faut voir un acte d'infini, à la fois prenable et inaccessible, seulement une trace de quelque chose de plus grand, quelque chose qui dépasse à la fois le cadre du tableau et le cadre comme canevas qui tisse les règles de la peinture.
    L'infini lumineux absorbe, attire les couleurs qui finissent par le composer, quand ces mêmes couleurs l'engloutissent pour mieux le mettre en valeur au centre de l'oeuvre. Le blanc de la toile devient ainsi la combinaison du spectre des couleurs, toujours présence et absence de couleurs dans le même temps. Il s'agit non pas d'un effacement mais d'une dilution, une confusion du tout et du rien, de l'infini et du fini, des couleurs et du blanc.
    Avec Sam Francis, l'artiste devient celui qui accomplit un acte révélateur et pas seulement narratif, par lequel l'oeuvre prend part au monde, s'insère dans une réalité qui dépasse le cadre de la représentation, de la figuration. Il ne s'agit plus d'interpréter un tableau fixé à un mur, il s'agit d'entrer en lui, de saisir sa profondeur, non pas pour en faire autre chose, mais justement pour en faire ce qu'il est : une fraction de l'infini du monde.

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  • Ma visite de la retrospective Kandinsky au Centre Pompidou
    Lundi dernier, après des jours d'attente, je franchissais enfin les portes de la rétrospective consacrée à Kandinsky par le Centre Pompidou, munie de mon précieux billet.

    Suite à la première impression de foule compacte suscité par la première salle qui expose une chronologie de la vie de l'artiste j'essaye de me glisser auprès des oeuvres comme La vie mélangée (dont les couleurs m'ont semblées moins fluos que cette reproduction), rapidement submergée par une classe d'ados invités à dessiner un détail de ce tableau sur leur cahier. Je m'enfuis alors rapidement vers les salles suivantes exposant livres et manuscrits de Kandinsky. 
    Continuant ma visite, je m'attarde quelques temps devant Moscou I complété par ses esquisses préparatoires au crayon de papier pour l'une et aux crayons de couleurs pour l'autre, minuscules par leur taille et pourtant si puissantes. En effet si le travail au crayon de papier laisse toute la place aux formes reprises dans le tableau, celui aux crayons de couleurs nous laisse embrasser les couleurs chatoyantes de la composition finale. Formes et couleurs se voient ainsi à la fois séparées dans les deux esquisses puis rassemblées, pour ne faire plus qu'une dans Moscou I.
    Si les cabinets consacrés aux livres, manuscrits, dessins et aquarelles m'apparaissent à ce moment comme des lieux privilégiés pour mieux appréhender le travail de Kandinsky, je déchante hélas face aux plus grandes salles immaculées où sont fixés les tableaux. J'ai alors l'impression que ces oeuvres ne vivent pas, sans pouvoir l'expliquer tout d'abord. Et d'un coup je comprend : la blancheur des lieux m'aveugle, étouffe les couleurs des toiles, quand ces dernières sont emprisonnées derrière des vitres qui, comme un filtre ou un écran me coupent d'elles, reflétant les silhouettes des visiteurs et des néons qui éclairent les pièces.
    La suite de la visite me revient comme cotoneuse, assez rapide (alors qu'elle aura duré deux heures), marquée par quelques toiles qui transcendent l'environnement dans lequel elles sont placées. 
    Jaune, rouge, bleu retient mon regard pendant un moment, tellement on semble pouvoir rentrer en lui grâce aux deux carrés quadrillés qui volent vers le coeur du tableau. Si le jaune est un rectangle entouré d'un halo, le rouge  une croix (ou un cube déployé), le bleu est un cercle plein. Aucun hasard ici, chaque forme est animée par la couleur qui l'habite et réciproquement, chaque couleur est rendue plus forte par la forme qu'elle anime. Comme suspendue dans un ciel imaginé, la structure apparaît à la fois lointaine et si proche qu'on pourrait presque la toucher, voire évoluer entre ces éléments (comme le permet la Matrice active de Sophie Lavaud).
    Un peu plus loin, Trois sonorités jaunes me retient un moment, dont les figures géométriques (surtout des triangles) permettent d'entrer avec l'artiste à l'école du Bauhaus. Les principes de l'école prennent toute leur signification lorsqu'on peut voir le travail de Kandinsky et son évolution, qui mèle par la deux dimensions art, dessin, couleurs, mouvement, épaisseur, profondeur, en bref, tout ce qui fait la construction, essentielle pour Walter Gropius, créateur de l'école.
    Les dernières oeuvres présentées renforcent ce sentiment que Kandinsky ne laisse rien au hasard, pense, prépare, et réalise avec précision ses créations, envahies par toutes sortes de petits êtres qu'on croirait observés au travers d'un microscope, sur des fonds clairs. Même si les formes géométriques ne sont plus les seules présentes visuellement, elles font figure de soutien, de structure sur laquelle le reste peut s'appuyer pour évoluer au sein du tableau, comme dans Monde Bleu, ou parfois disparaissent à première vue comme dans Bleu de ciel, où on les retrouve pourtant dans la constitution même des êtres qui s'agitent sur la toile.

    Et sans vraiment m'en rendre compte, j'avais dépassé la sortie, perdue dans les nombreuses pensées, émotions, sentiments, et autres questions que me laissaient toutes les oeuvres présentées. Car plus qu'une simple visite, les tableaux nous invitent à voyager avec eux, à partir à leur rencontre, à dépasser le cadre formel de l'exposition pour partir à la rencontre d'un horizon que Kandinsky ne cesse jamais de nous dévoiler, toujours de façon différente. Au visiteur de s'emparer de ce voile, de le soulever pour mieux se glisser derrière ce qu'il cache, une part du monde, une part de soi-même.

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