(à lire à voix haute si possible)
"Sonnez tambours et trompettes ! Approchez, approchez ! Tout a déjà commencé, mais rassurez-vous, vous pouvez encore venir ! Allez, ne faites pas les timides, laissez-vous tenter !
Ah, vous y voilà. Bienvenue !
Et bien, je vous sens particulièrement enthousiastes ! Avouez-le, vous rêvez de fouler l’allée terrassée, d’admirer les statues étincelantes de blancheur, de toucher les buissons savamment entretenus de Marienbad.Oubliez le chaos qui règne alentour, les détritus qui jonchent le sol inégal de l’arrière-cour de l’usine et embrassez du regard l’ordre arrangé par Jorge Macchi. Ou alors, soudain, vous vous sentirez absorbés, attirés, aspirés par la désolation, et ça, vous n’en avez pas envie n’est-ce pas ? Et pourtant, vous ne pourrez y échapper, parce que Marienbad ne rime surtout pas avec dérobade. L’espace et le temps vous échappent, ça y est, le vertige vous saisit. Non ! Surtout ne tournez pas la tête !
Ah, trop tard, vous êtes face au New Development de Lúcia Koch, vous êtes foutus. C’est pire, hein ? Vous voilà déstabilisés maintenant, c’est malin. Allez allez, il ne faut pas se laisser démonter, surtout par cette œuvre-là, elle vaut le coup d’œil, je vous le garantis. Ah ah, vous vous êtes laissés prendre ? Vous êtes allés vérifier, c’était plus fort que vous, vous n’avez pas supporté de ne pas savoir, de ne pas être sûrs. Et maintenant, vous êtes plus avancés peut-être ? Vous avez vu l’envers du décor c’est sûr, et puis ? Vous avez jugé trop inconfortable cette incertitude, ce trouble face à cette illusion ? Faites-vous partie de ceux qui y ont cru ou de ceux qui ont douté ? Ah, ne répondez pas, de toute façon, je me fiche que vous mentiez. Vous êtes allés voir, ça me suffit.
Hé, et vous là-bas ! Vous ne vous êtes pas rapprochés ? Ah, vous avez été distraits.Vous entendez ? Ces bruits sourds, ce sont ceux d’El arte de la retorica manual. José Alejandro Restrepo n’y est pas allé de main morte, n’est-ce pas ? Oh oh oh, pardonnez-moi ce jeu de mots douteux, mais avouez-le, vous y aviez pensé aussi, je le vois à votre sourire. Fermez les yeux un instant et vous penserez assister à une vente aux enchères, quand le commissaire priseur abat son marteau sur son pupitre. À des dominos qui tombent vous me dites ? Ah, oui, ça se tient. Une guillotine qui tranche des têtes ? Ça n’est pas si éloigné quand on y pense.
Regardez maintenant. Vous voyez ce ballet ? Mieux qu’un chef d’orchestre non ? Son discours passe à la trappe, toute sa force se déploie dans ses poignets. Il y a de quoi être hypnotisé, même si on ne sait pas ce qu’il dit. Vous avez peur ? Peur de quoi ? Ah, que ce soit un criminel ou un truc du genre, je vois. Oh, ce n’est pas le plus important, admettez de ne pas savoir et ça ira tout seul, les mains reprendront le dessus. Laissez-vous aller à ressentir le martèlement de ses poings, allez. Vous le sentez, là à l’intérieur ? Vous ne vous êtes même pas aperçus que vous battiez des paupières en cadence, prenez votre temps, apprivoisez les vibrations.
Vous avez le temps, le Puxador de Laura Lima tire sur ses liens à longueur de journée. Il y en a même qui disent qu’il continue quand les salles sont fermées au public. Moi je le sais mais je ne peux rien vous dire, ça gâcherait tout. Ah, oui il est nu. Oui, vous avez le droit de prendre des photographies. Ah, c’est malin, vous l’avez à moitié ébloui avec votre flash ! Comme si c’était pas assez dur de tirer comme ça. Les cordes laissent des marques sur sa peau vous voyez ? Ah non, ne dites pas qu’il tire pour rien ! Peut-être que s’il continue à le faire, petit à petit, ça altèrera les fondations du bâtiment. Ah ah vous n’aviez pas pensé à ça. Tout de suite vous vous imaginiez Ixion écartelé par une roue qui tourne sans jamais s’arrêter. Vous n’aviez pas retourné votre pensée dans l’autre sens, vous ne pensiez qu’au supplice. Mais vous ne pouvez pas décider après tout, seulement vous imaginer la suite, à moins de passer vos journées entières à le regarder, jusqu’à la fin de l’année, avec moi. Cela vous trouble qu’il continue même si personne ne le regarde ? Mais les œuvres ne s’arrêtent jamais d’exister, et cela ne vous pose pas problème d’habitude. Continuez de penser à tout ça, suivez-moi, vous allez voir, vous n’avez pas fini d’être privé de repères !
Vous voyez ? Je ne vous avais pas menti ! Un bateau ? Oui on dirait, un peu. C’est le plancher en bois qui vous fait dire ça sans doute. Pourtant vous êtes dans Kulissen de Ulla von Brandenburg, je ne vous traduis pas, c’est inutile non ? Les rideaux semblent lourds, mais ne vous en faites pas, ils ne se sont effondrés sur personne. Enfin pas encore Ah Ah ! Et oui, trouvez votre chemin parmi les ouvertures. C’est beau toutes ces couleurs n’est-ce pas ? Oui oui, vous pouvez y rester un moment, bien sûr. On peut le voir comme un passage, mais il n’est pas interdit de s’y plaire. Mais ne tardez pas trop, vous avez encore beaucoup à voir !
Ah, ça y est vous êtes sortis. Bien. Oui, vous pourrez y revenir si l’atmosphère vous a plu. C’est vrai qu’on s’y sent bien sous ces rideaux, il y a quelque chose de réconfortant à y rester. Mais bon, vous n’avez pas reculé devant le reste, vous n’alliez pas commencer maintenant. D’autres voiles vous attendent, regardez. Vous allez encore vous sentir en mer ici. Ah oui, ça on a l’impression de voyager en regardant Leque. Jarbas Lopes nous fait un beau cadeau. Oui, c’est une chance qu’il y ait des courants d’air qui passent par les fenêtres, ça rend tout beaucoup plus léger. Des voiles de jonques vous me dites ? Ah, vous c’est plutôt des paravents que vous imaginez ? Des éventails selon vous. Il s’agit d’articulation en somme, de filtre entre deux endroits. Oui oui, circulez entre eux, vous verrez, vous aurez l’impression d’être l’un d’eux. Hum je vois que vous avez fermé les yeux, vous avez l’air de vous sentir flotter, je me trompe ?
Continuez, mais, oh, attention, rouvrez les yeux ! Vous avez failli trébucher sur Le silence des sirènes d’Eduardo Basualdo ! Un peu plus et vous finissiez la tête la première. Oh, nous avons de la chance, on arrive pile au bon moment. Non non n’ayez pas peur, oui c’est ça, enjambez le rebord. Oui, où vous voulez, mais soyez attentifs à ce qui vous entoure, les changements sont lents, mais restez vigilants quand même. Oui, vous pouvez rester en-dehors aussi, c’est vous qui voyez, rien n’est imposé. Voilà, je vous le disais. Non non, vous avez le temps, vos pieds ne seront pas mouillés voyons. Oui, voilà, restez sur ce rocher, vous serez bien. Vous sentez le changement ? Non, pas seulement l’eau qui monte. Regardez les lumières, relevez la tête vers le plafond. Et oui, ça fait un sacré effet tous ces reflets. Ah, voilà, l’eau repart. Oui, ce trou d’aspiration est hypnotique, c’est sûr. Oui, si vous voulez, on peut tenter une deuxième montée. Et une autre ensuite si vous le souhaitez.
On y resterait bien encore hein ? Comme les autres, ça fait se sentir différent, physiquement j’entends. Comme si on n’avait plus vraiment de limites, ni spatiales ni temporelles. Tenez, le No 84 de Michel Huisman va vous rappeler le sens des limites vous allez voir. Et non, vous ne pouvez pas appuyer. Si vous le faisiez, vous auriez l’impression d’avoir tout cassé. Oui, c’est assez frustrant. On ne sait pas ce qu’il en est. Mais bon, c’est une référence à Hiroshima comme vous le voyez, alors je crois que vous imaginez bien ce qui pourrait se produire. En effet, ça nous fait réfléchir. Est-ce que j’aurais pu appuyer sur ce bouton ? Je n’en sais rien et vous ? Non non, je demande comme ça, bien sûr qu’on ne peut pas répondre. Mais enfin bon, la question est posée, à vous de voir ce que vous voulez en faire.
Maintenant je peux vous le dire, j’ai déjà vu quelqu’un appuyer sur ce bouton là. Oui, celui-là, marqué « Pas ça ». Et bien l’automate a tressauté et un éclair est apparu dans la cage, avec un gros bruit de décharge électrique. Tout le monde a sursauté, c’était intéressant à voir tous ces gens qui pensaient avoir commis un impair. Vous voyez, certains appuient sur les boutons de ce genre. Enfin bon, on ne vous donne pas la possibilité de le faire, alors c’est facile de dire « oui, je le ferai, sans aucun doute ». Encore une fois, vous restez sans savoir, c’est ainsi.
Si vous voulez de la certitude, remarquez, vous avez seulement à tourner la tête. Il y en a 55 en tout. 55 cercueils de bois qui forment The Time de Barthélémy Toguo. Ah, beaucoup pensent comme vous au premier abord, mais ce n’est pas de votre mort à vous dont il s’agit. Quoique. 55 cercueils pour autant de pays africains en fait. Après, on ne sait pas s’ils sont déjà dedans ou si les cercueils les attendent. En fait, beaucoup de gens passent sans les regarder, on n’aime pas trop contempler des cercueils, ça met mal à l’aise. Non c’est vrai, ils sont beaux, le bois est si lisse, si clair, c’est pas tellement morbide en fait, ça laisse de la place pour penser au sort de ces pays et de tous ces gens qui y vivent. Comment ils y vivent d’ailleurs, ce n’est pas une question qu’on aime se poser, vous ne pensez pas ?
Venez, pour ça, nous allons terminer par les Gala chicken de Laura Lima. Vous allez pouvoir vous demander comment elles vivent elles aussi. Ah, les plumes ! Oui, mais pas seulement pour faire joli non, il ne s’agit pas pour nous de les voir différemment. C’est leurs vies à elles qui prennent un virage. Regardez-les bien. Restez autant que vous voulez, de toute façon nous finissons ici. Certaines n’en ont pas en effet. Au bout de quelques jours, vous verrez, vous allez comprendre, les changements sont imprévisibles, mais ils sont là. Depuis le début, depuis votre arrivée.
Vous avez de nouvelles plumes vous aussi, vous n’êtes plus pareils. Vous le sentez ? Quand vous regardez autour de vous, quand vous pensez, tout est différent maintenant. Oh, je ne parle pas d’une révolution, il ne faut pas exagérer ! Mais ce souffle léger, ce trouble, ce décalage, il est bien là n’est-ce pas ? Non non, je ne vous raccompagne pas, je ne peux pas bouger d’ici, vous vous en doutez. Mais vous pouvez rester autant de temps que vous le désirez maintenant que vous êtes entrés. Jusqu’au 31 décembre en tout cas. Après il faudra nous dire au revoir. Mais nous ne nous oublierons pas, n’est-ce pas ? Enfin moi, je ne suis là que tous les deux ans, alors j’aurai le temps de penser à vous. Revenez donc la prochaine fois, j’aurais beaucoup changée et vous aurez encore bien des choses à vivre.
Au revoir."