Édouard Levé était un artiste aux multiples facettes : écrivain, il a inventé 533 projets d'oeuvres d'art dans Oeuvres (2002) ; plus tard, il a compile des articles de presse auxquels il avait enlevé tous les noms de lieu et de personne pour livrer un Journal (2004) déstabilisant le lecteur ; il a su ensuite se dévoiler avec minutie et sobriété dans Autoportrait (2005) sans fioritures ; puis, en un mot, le dernier, il a laissé Suicide (2008) juste avant de mettre fin à ses jours.
Photographe, son premier travail a consisté à entrer en contact, par le biais d'une simple recherche dans l'annuaire, avec des personnes portant exactement le même nom que des artistes célèbres, puis à faire leur portrait photographique. Devant ces Homonymes, nous restons perplexes, notre premier geste consiste à tenter de les identifier. Le secours de la délicate plaque gravée apposée au bas du cadre de bois est comme un soulagement, qui précède pourtant un nouveau sentiment d'échec : tous ces hommes connus sont morts, voyons ! Qui sont donc ces imposteurs ?
Édouard Levé, s'il aimait rir et ne prenait pas ombrage qu'on puisse rire devant ses photographies, n'avait pas conçu ce travail pour susciter cette réaction. Au contraire, il pensait que ces hommes qui portent le nom d'un autre bien connu pouvaient le vivre comme une souffrance. Comme s'ils n'étaient pas entièrement eux-mêmes, mais toujours un peu l'autre. Pourtant, ce sont leurs visages qui nous marquent, puisque leurs noms convoquent d'autres références. Ce visage unique semble pouvoir mieux nous dire qui ils sont. Ici, Édouard Levé montre l'impasse devant laquelle ne peut que buter toute notre organisation sociale lorsque ce qui sert à nous identifier, à nous distinguer, perd sa force. Il nous désillusionne, nous fait perdre nos repères établis en nous faisant entrer dans une tourmente de questions auxquelles il n'apporte pas de réponse.
En effet, c'est au spectateur qui les regarde qu'est dévolu le rôle difficile mais décisif de trouver son propre chemin, Édouard Levé proposant l'occasion de se pencher sur nos singularités, nos différences, les moyens que nous mettons en oeuvre pour connaître et se reconnaître. L'enjeu n'est donc pas seulement dans l'image, il est en chacun de nous, dépassant le moment de l'exposition. Comme si l'oeuvre n'était pas là pour dire mais pour faire dire, obligeant une mise à distance salvatrice qui donne à chacun la chance de déployer sa pensée.